Il y a différents types d’incendies.
Il y a les incendies que l’on subit, il y a ceux que l’on craint, ceux que l’on utilise et ceux que l’on désire. Prenons les feux de forêt par exemple − ceux qui font de plus en plus parler d’eux chaque été. Ils nous rappellent à quel point tout est une question d’équilibre. Si on les additionnent, 30 652 hectares de forêt ont brûlés en France l’année dernière, 14 547 hectares l’année précédente. Mais même si le réchauffement climatique n’est définitivement plus une fiction, les feux de forêt ne sont pas nouveaux. Il y a ceux ambigus allumés par des pyromanes, ceux accidentels, parfois festifs, allumés par des inconscient.e.s et ceux allumés par nécessité. On l’oublie souvent, mais le feu peut être une arme contre lui-même. Certaines techniques contre les incendies consistent à brûler de manière maîtrisée des pans de forêt afin de contenir le feu dans un réseau. Constituée de bandes souvent concentriques et suffisamment larges autour du ou des foyers, cette technique permet tout simplement la suppression du combustible. En Australie, les feux était utilisés de manière ancestrale à titre préventif. Les aborigènes voyaient le feu comme une manière d’être en symbiose avec leur environnement : il leur permettait à la fois de dessiner le paysage, de le nourrir par les cendres et de le préserver à travers la pratique du brûlis qui consiste à éclaircir par le feu les sous-bois. Plus proche de nous, en Europe du début du XXème siècle, ce déblaiement des sous-bois était aussi une évidence pour nos grand-parents à travers le ramassage du petit bois pour allumer le feu des poêles. Comme pour disperser, dans une synergie commune, un potentiel gigantesque brasier en multiples différents petits foyers, ce « pillage » autorisé des forêts avait véritablement son utilité. Qu’il s’agisse des traditions ancestrales aborigènes ou d’habitudes pragmatiques européennes en connexion avec leur environnement respectif, l’une comme l’autre ont été bannies au nom du « progrès » coloniale ou scientifique. Mais revenons au feu nourricier, celui qui permet au final la repousse et booste la croissance. Riche en calcium, silice, potasse et phosphore, la cendre − résidu de la combustion − fertilise la terre. Après le passage d’un incendie, les forêts sont plus résistantes qu’elles n’y paraissent. D’abord, il existe une banque de graines dans le sol, suffisamment enfouie pour ne pas être détruite. Certaines d’entre elles sont en dormance depuis parfois plusieurs décennies et n’attendaient que l’ouverture du milieu et l’accès la lumière pour pouvoir germer et réapparaitre. Le vice va même, chez certaines plantes pyrophiles, jusqu’à la nécessaire confrontation avec le feu pour pouvoir se reproduire, et donc survivre. C’est le cas des séquoias géants qui en plus d’être protégés par leurs écorces contre le feu, nécessitent la chaleur intense des flammes pour pouvoir libérer et disperser leurs milliers graines prisonnières de leurs cônes. Une bizarrerie de la nature qui a toujours un coup d’avance dans la survie des différentes espèces.
Si je parle tant de feu c’est pour la métaphore qu’il produit. Il me semble que les artistes de cette exposition amènent un constat : peu importe que l’on brûle tout, que l’on brûle tout à raz ou que le monde s’écroule, il y aura toujours des solutions, des survivant.e.s − humain.e ou non-humain.e, des résistances. Le constat est certes accablant, pour ne pas dire affligeant, et ce, surtout depuis les dernières années de crises − écologique, sanitaire, sociale, économique, politique, psychologique, mais arrêtons de voir le ver dans la pomme et croquons là ! Arrêtons de voir la putréfaction, la maladie et la mort comme des tabous. Acceptons que les feux de forêt existent depuis des millénaires et qu’il ne faut peut-être pas se battre uniquement contre mais aussi avec, dans une nécessaire compréhension mutuelle. Ici, dans Nourrir le terreau, la volonté est de laisser germer les graines après un feu de forêt, de laisser pousser les idées de cohésion et de résistance parfois en latence depuis trop longtemps, de prendre soin en connaissance de cause.
« Lorsque l’heure est à l’urgence, pour bon nombre d’entre nous, la tentation est forte de remédier aux troubles en nous efforçant de rendre sûr un futur imaginaire, en stoppant l’arrivée de quelque chose qui plane sur l’avenir ou en faisant table rase du passé et du présent afin de préparer les lendemains des générations à venir. Vivre avec le trouble n’implique guère une telle relation à ces temps que l’on nomme « futur ». Il s’agit plutôt d’apprendre à être véritablement présents, à être davantage que de simple pivots évanescents entre un passé (affreux ou édénique) et un avenir (apocalyptique ou salvateur), à être des bestioles mortelles, entrelacées dans des configurations innombrables et inachevées de lieux, de matières et de questions, de significations. » Donna J. Haraway, Vivre avec le trouble
Nourrir le terreau est une invitation à plonger dans la terre ou plus précisément le terreau − cet engrais naturel formé d'un mélange de terre végétale et de produits de décompositions. Une incitation à être profondément ancré.e.s dans le sol tangible, matériel, présent et à humer profondément. Accepter ce moment de pause blottis à l’intérieur, tout contre, cet élément fondamental qu’est la terre − d’où l’on vient et où l’on va. Accepter d’être ce verre de terre, cette limace ou cet escargot − absolument anti-capitaliste. Accepter la lenteur, la fatigue, le gluant, le visqueux, le rampant. Accepter d’être fluide, non plus un.e, mais plusieurs. Accepter nos fluides. Refuser les tabous, les censures, les systèmes, pour être profondément soi − vivant.e, turbulent.e, multiple, éphémère. Accepter la mort, la fin, la suite. Accepter la vie. Accepter d’être mangé.e.s par plus petit ou plus grand que soi. Accepter la peur, la fragilité, la fébrilité, le doute. S’en servir. Mais surtout être relié.e.s par la terre − ensemble, tou.te.s ensemble − animal, végétal, minéral, cosmique, entremêlé.e.s les un.e.s dans les autres dans les racines ou les branches d’un gigantesque séquoia. Se voir et se percevoir mutuellement à l’échelle atomique : explosé.e.s et poreux.se.s dans un tout orgasmique. Là, maintenant, ici − prendre du plaisir ensemble. Résister et construire notre terre de manière non linéaire.
(…) heaviness no longer frightens me – on the contrary, by attaching me to the earth, it helps me to remember that I am a body, that you are a body and that we are worlds in the making. » Romain Noël, Fatigue and Magic
PS : N’oubliez pas d’aller voter les 12 et 19 juin prochains.