Not Trapped Anymore, CARF 04, Frac Champagne-Ardenne, 2023
Si à l’automne 2022, vous croisez (ou avez croisé.e.s) un être déambulant momentanément vert, ce n’est ni l’observation macroscopique d’une chenille se goinfrant pour devenir papillon, ni un batracien prêt à se transformer en prince charmant, ni un remake new age où la couleur de l’aura serait devenue over (plus que) flagrante, ni l’invasion de petit hommes verts. Quoique, toustes se réfèrent à un processus métamorphique et/ou aliénique cher à Cécil Serres. L’artiste, écrivain·e et performeur·euse, a la fâcheuse tendance à changer d’épiderme. Iel a toujours eu son travail collé à la peau, dans tout ce qu’elle a de plus visqueux, collante et souple. Qu’il s’agisse de Vincent (1), des Siduh (2), de JH (3), ou plus récemment de Bonite (4), Pretzel (5) ou Succube#1 (6), CS (7) ne laisse jamais de figures se figer (8). À la fois contour et surface (de projection/protection), l’épiderme est la couche la plus externe de chaque être : celle qui se frotte au réel, à l’autre, au monde. Barrière de protection vitale qui rassemble l’identité, dessine l’être et le·la sépare/protège de ce qui l’entoure, la peau est pourtant poreuse, flexible et extensible. Elle se meut, se mue, s’adapte et se contamine au contact du temps, du milieu, des rencontres. En perpétuelle mutation, cette membrane commune aux différentes espèces est une matière dynamique qui se renouvelle régulièrement par usure superficielle, par desquamation de petites plaques de cellules mortes, par lambeaux ou entièrement. Surface sensible, la peau est aussi étrangement celle qui réagit de manière épidermique face aux stimulus de la peur, du plaisir ou de l’excitation : elle nous permet d’avoir le frisson, ou plutôt la chair de poule − cette expression mutante qui nous transforme en gallinacés via l’émotion.
Pour revenir à nos moutons, ou plutôt à nos sortes d’amphibiens invertébrés tourbillonnant au sang chaud, c’est sous la peau d’êtres verts affublé·e·s de branchies que CS a décidé d'apparaître dans ses dernières pièces montrées au CAC Bretigny (2022). Un vert poisse, poisseux, poisson. Une tenue de combat peinte à même la peau en référence aux lunettes de vision nocturne de militaires ou de gamers (joueurs de jeu vidéo). Un cyber-vert des fonds d’incrustation cinématique ou tout autre tour de passe-passe. Une surface à projections − littéralement, un réceptacle à images : celles que je projette sur l’autre, celles que les autres projettent sur moi et celles que l’on imagine. Toutes, aussi dissonantes qu’elles soient, distordent le corps, le (dé)forment à leurs images telle une pâte à modeler − l’absorbent ; l’étouffent. You twist yourself into a pretzel ! L’identité bien que cernée se confond dans l’attente qu’on a des autres ou qu’iels ont de nous : cette pression incommensurable qui nous pousse à rentrer dans le moule qu’on a forgé pour nous, à se fondre dans les images qui nous collent à la peau.
Mi-humain, mi-poisson, mi-bretzel, mi-succube ; volant, rampant, dansant, nageant ; ces corps verts distordus qui virevoltent d’un monde à l’autre racontent la rencontre, la contraction d’êtres. Plus qu'un hyper-corps, augmenté ou prothétique 3.0 qui pillerait les technologies d'autres (espèces) dans un rêve utopique de lutter contre sa propre fin/humanité, Cécil serres et ses multiples enveloppes trans-mutes (-fuges ?). « Think of all the tions, tigons, tigrons, tiglons, and tigargs. The ligers, liards, and leopons. The jaguleps, lijaguleps, and pumapards. The wholphins, narlugas, pizzlies, caravals, and camas. The mules and the hinnies. Animals that live a life of hybridity. They result from crossings deemed unlikely because their existence crosses the species boundaries. They are tresholds. (…) Yet in this liminal zone they inhabit, they still think, feel, breathe, feed, sleep, and mate. But they do not gestate. They descend from animal who may coexist even if they would seldom meet in the wild. (…) no longer themselves, they got lost in one another » (9). Ni l’un·e ni l’autre − insaisissable. Ça glisse, comme un objet d'étude un peu trop lubrifié par le désir de devenir autre, d’être modelé·e, touché·e, (é)mu·e, aimé·e par l’autre. Ineffable ou tout au contraire fable fabuleuse, CS refuse de mate (s’unir) uniquement avec l'espèce humaine si figée dans sa hiérarchie, dans ses codes et même dans ses contres-cultures. C’est plutôt un rêve de fusion, de symbiose entre ses semblables et les autres espèces que CS dessine en sous-texte dans ses œuvres. Une coexistence en coït où c’est finalement le désir qui prime. Dans Rhizome (1976), Gilles Deleuze et Félix Guattari évoquent, par exemple, la coexistence de la guêpe et de l'orchidée et suggèrent que: « «(…)wasp and orchid gravitate toward each other through an interplay of seduction and attraction in which their differences shape their symbiotic relationship. Physically and metaphorically, insect and plant call one another, need one another, desire one another, and become one another. » (10). Comme un besoin infaillible, une réalisation irrésistiblement nécessaire tout au fond de ses tripes, CS adresse des love letters intra et inter-espèce·s à chacune de ses pièces. Au centre, il y a toujours un·e ou plusieurs targets (proies) surgit de son quotidien. Curateur·rice, amant·e, ami·e, fournisseur·euse, hurluberlu·e, tou·te·s y passe à condition qu’iels aient marqué − immédiatement et durablement − son imaginaire (11). Une fois élu·e·s, ces énergumènes singulier·e·s sont guété·e·s et épié·e·s dans leurs moindres faits, gestes et paroles. Endossant d’avantage l’attitude d’un·e ornithologue ou d’un·e archéologue qui dépoussiérerait délicatement sa trouvaille, que celle d’un·e cannibale en quête de son prochain repas, Cécil Serres observe intensément ses sujets, évalue leurs contours, leur dess(e)in, pour mieux les réhabiliter dans leurs propres corps. Jamais dans la caricature, iel les imprègne, se coule dans leurs failles, les recolle et en déborde pour leur redonner toute leur puissance. À l’écoute plus qu’en demande, iel les apprivoise dans une tentative de remplacer la domination par la confiance, la verticalité par l’horizontalité.
Les trois projets de CS qui se sont frottés au Frac Champagnes-Ardennes ces dernières années s’accordent avec cette volonté de mettre en exergue l’acte de la rencontre. Siduh est une série de performances qui fait entrer en collision des attitudes humaines, animales et picturales. Issu de la tradition hébraïque, le Siduh consiste à mettre en place une rencontre arrangée dans le but d’un futur mariage. Cette juxtaposition d’individualités jeté·e·s dans l’arène ensemble sans préliminaire et sur lesquelles on projette du désir est un panier de sucreries irrépressible pour Cécil Serres. Pour Siduh (L’oiseau), iel s’amuse à jouer les marieuses au sein d’une performance croisant les attitudes d’un oiseau avec celle de l’artiste Hélène Mourrier. À l’image d’un paon qui ferait la roue, Siduh (L’oiseau) est avant tout une parade amoureuse entre un·e artiste-oiseau performant et son public : tantôt chaud ou froid, tantôt pédateur·rice ou proie. Entre l’attraction et la répulsion, picorant ça et là, le jeu du chat et de la souris est là.
Messages personnels joue aussi les entremetteurs, mais cette fois-ci entre les temporalités. Plongeant dans les archives du musée de la Résistance à Mussy-sur-Seine, dans lequel elle a pris place de manière pérenne depuis 2022, cette pièce sonore écrite en collaboration avec Aram Abbas reenacte (rejoue) les messages personnels des résistant·e·s de l’Aube pendant la seconde guerre mondiale − ressuscite leurs fantômes. Des messages encryptés à la fois sérieux, nécessaires, vitaux, naifs, gais ou funestes de
jeunes adultes encore verts affrontant la Guerre. Mêlant en échos des histoires avec un petit et un grand H, les mots des résistant·e·s avec ceux des artistes, les traits d’esprit des années 30/40 et nos espiègleries contemporaines, Messages personnels est une sorte de pot pourri qui prend racine dans la survivance de l’humour et raconte l’empathie au-delà des mots.
Quant à la comédie musicale en lip-sync Trapped in a quotidien of reproches écrite par CS en 2019 pour le festival Reims Scènes d’Europe, c’est une jubilation ! C’est un hold-up, une célébration ! Méta, la pièce raconte la précarité d’une bande d’artistes, à la ville comme à la scène, qui tente de lutter contre les diktats de leur employeur commun et, par dézoome, du capitalisme. Équipe formée à l’occasion d’un énième dayjob (job alimentaire), Dogma Stone, Gabor Lalala, Aïelix, Marguerite Furax, Yoga Bitch et les autres, endossent le costume de leurs propres personnages augmentés dans un appel libérateur et décomplexé à la résistance. « Être "too much”. Non par avidité, mais parce que cette mise sur “mute” de notre équipe devait s’achever en une profusion du dire, s’affirmer dans une explosion de rire grimaçant. » (12). Cette comédie souligne d’ailleurs à quel point le travail de CS prend ses racines dans une esthétique Camp. D’après Susan Sontag, « Camp sees everything in quotation marks. It’s not a lamp, but a ‘lamp’ ; not a woman, but a ‘woman’. To perceive Camp in objects and persons is to understand Being-as-Playing-a-Role. It is the farthest extension, in sensibility, of the metaphor of the life theater. » (13). Une esthétique libératrice DIY à la Ryan Trecartin, comme un cri de ralliement pour trouver, ou plutôt fabriquer, sa place. Chaque pièce que CS réalise, chaque portrait qu’iel fait est finalement une stratégie pour se rapprocher de l’autre, pour l’apprivoiser, et pour au final, tout comme dans Trapped in a quotidien of reproches, monter son crew (sa bande). Sa bande de joyeux drilles qui osent lâcher les chevaux, ouvrir les vannes, avec ou sans costume. So, let it flow ! Oh Yes (14)! Come, come, come dans ce joyeux foutoir jouissif ! Laisse draguer l’ « oiseau rieur » (15)!
(1) Cécil Serres, Vincent, installation et performance, 2017
(2)Cécil Serres, Siduh (L’oiseau), installation et performance, 2017-2021 ; Siduh (les jumeaux), installation et performance, 2017 ; Siduh (Le guetteur), installation et performance, 2017
(3) JH pour Jeune Homme, personnage tiré du texte de Cécil Serres Slow Low Show (2017) et de la performance Shade shape crave, 2017-2019
(4) Personnage tiré du texte À l’ombre des Emiles en fleurs (ou comment j’ai cassé mes lunettes sur une bonite), 2022
(5) Cécil Serres, Pretzel, impression dos bleu et silicone, 2022
(6) Cécil Serres, Succube#1, impression dos bleu et silicone, 2022
(7) CS pour Cécil Serres
(8) « Je me demande si tout cela ne fait pas sens avec ma hantise de la tétanie, de tout ce qui pourrait être fixe et définitif, comme clouté au mur finalement. » Cécil Serres, dans Love Letter, conversations avec Hélène Mourrier, 2017.
(9) RAMOS, Filipa, When Species Mate, in Sex Ecologies, cat. expo « Sex Ecologies », Kunsthall Trondheim, Trondheim, Norway, 9 décembre 2021 - 6 mars 2022. Londres : The MIT Press, 2021, p.40.
(10) Ibid, p.42
(11) « Comme une vision, la rencontre est un déclencheur fort en moi, principalement parce que je me laisse bouleverser par elle, je dramatise et extrapole. », Cécil Serres, citation tirée de l’entretien entre Cécil Serres et Marion Coindeau, Szenik, 2019
(12) Cécil Serres, citation tirée de l’entretien entre Cécil Serres et Marion Coindeau, Szenik, 2019
(13) SONTAG, Susan, Notes on ‘Camp’, Penguin Random House, 2018, p.9-10.
(14) Cécil Serres, installation multimédia, 2017
(15) « Plus forte que moi, cette propension au sauvage venait saboter l’entreprise aseptisée de mes tentatives de productions. Impossible à dire à quel moment et pourquoi j’ai décidé d’ouvrir les vannes et de vivre en accord avec l’animal rieur(…) mais j’ai décidé d'en faire un mode opératoire au lieu de lutter contre. » Cécil Serres, dans Love Letter, conversations avec Hélène Mourrier, 2017.