Qu’est-ce que j’entends ? Qu’est-ce que c’est que ce bourdonnement presque imperceptible qui entre subitement dans mon champ de perception ? Qui part et qui revient. Qui semble me tournoyer autour. Me chasse-t-il? Ça grésille, ça vrombit, ça vibre et ça vrille, comme un petit moteur qui ronronne et s’envole dans les aigus. Ça se rapproche. S’intensifie. Qu’est-ce que cela me veut? Qu’est-ce qu’il cherche au juste? Ce bruit me colle, me suit partout. Il me rend moite. S’incruste dans mon oreille interne. Je n’arrive pas à m’en défaire. Je sue. Et, le subit. Je ne sais plus trop si ce bruissement vient du dehors où du dedans. Il est en moi. Il y résonne et me sonne. Je ne peux plus fuir. Cette mouche est entrée dans ma tête ! Elle y tournoie. Retourne mes pensées. Bruit et rabâche tout − sans cesse. Cela me donne le vertige. Qu’est-ce qu’elle peut bien faire là, cette mouche ? Est-ce la mouche d’Emily Dickinson? Celle qu’elle imagine rompre le silence imposé par la mort? Celle qui permet de recycler les corps, de ne faire qu’un cycle immortel de tout ce qui est mortel? Est-ce la mouche saprophage qui nait à l’intérieur des chairs, les pénètre, les ronge et les dévore pour s’en retrouvé grandit et s’envoler? Celle complètement rattachée à la terre, à l’humus, à l’horizontalité, écrasée par la lourdeur des sujets qu’elle invoque ? Est-ce cette mouche tapit dans l’ombre que l’on refuse et repousse ? Celle nourrit par la peur qui nous dégoute et nous répugne ? Ou celle plus légère et plus verticale qui s’envole et virevolte ? Celle qui vient fragmenter le temps, de-ci de-là. Celle qui vient nous importuner la nuit, nous tirer brusquement du sommeil par son bruit. Celle profondément vivante qui dérange, interrompt, entrecoupe, fait bégayer, recommencer, buter et trébucher. L’apostrophe. Le soupir. Est-ce la mouche du memento mori qui hante les vanités ? Celle qui dans sa brièveté fugitive vient nous rappeler la nôtre ? Questionne nôtre finitude ? « D'où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ? » Ou simplement est-ce la métaphore de mes pensées existentielles qui tournent et retournent dans tous les sens tous ces sujets? Cette petite voix qui broie du noir, ou toute autre couleur, en boucle à l’intérieur de moi. Qui cherche des réponses à toutes ces questions qui n’ont pas de résolution. D’ailleurs, est-ce une mouche solitaire ou est-ce une éclaireuse prête à me transformer toute entière en essaim? Fly ou flies.
Mais flies, c’est aussi la conjugaison à la troisième personne du verbe voler en anglais : iel vole. Mais qui vole? Celle ou celui dont sa condition le permet ? La mouche, par exemple. L’oiseau, pour sûr ! Mais nous? On peut bien sûr tricher : s’affubler d’extensions − parachute, parapente − qui dupent la chute inéluctable, ou même fabriquer de grands oiseaux de métal capable de nous transporter. Mais est-ce vraiment voler? Même Icare − le fabuleux, s’y est trompé et la descension n’en fut que plus brusque.

Ups and downs.
Down and dawn.

Peut-être finalement que la seule véritable façon de s’envoler est de résoudre ces deux conditions évoquées − ne pas pouvoir voler, ne pas pouvoir ne pas mourir − l’une par l’autre. L’imaginaire collectif stipule que l’on quitte son corps après le décès. Après tout il est vrai que tout ce qui relève de l’imagerie post-mortem est de l’ordre du flottant : les fantômes, les spectres, les âmes, les esprits. Tou.te.s ont d’ailleurs rarement de pieds. Ce qui est sûr est qu’après notre mort on disparait, réduit à l’air ou la poussière, disséminé.e.s dans les estomacs des mouches ou autres organismes, qui disparaitront à leur tour pour nourrir d’autres êtres qui disparaitront elleux aussi dans un écho infini. Et nous voilà de retour dans le poème d’Emily Dickinson : comment savoir ce qui se passe après notre mort ? Qu’est-ce que l’on devient ? Qu’est-ce que l’on ressent ? Est-ce que finalement on finit par voler? Par venir hanter les vivant.e.s depuis notre monde flottant? Qu’est-ce que pourrait bien nous dire Emily si on l’invoquait aujourd’hui ? Est-ce que sa propre mort est en accord avec son imaginaire? Ce royaume des morts on peut bien sûr l’imaginer, le rêver, tout comme le fait de voler. Mais le vivre n’est possible qu’une seule fois, sans pouvoir ramener ce vécu ici bas. Le moment de la mort reste un mystère entier, qu’on ne peut observer vivant.e qu’à la troisième personne. Il y a bien ces personnes qui disent y avoir échappé, en être revenu, mais iels n’ont finalement vécu que le moment de transition et pas du tout l’état post-. L’après. Après mon existence. Après ton existence. Laissé.e.s en simple spectateur.ice.s on ne peut finalement que spéculer. Et, il est parfois difficile d’assumer le néant nauséabond que la mort laisse derrière elle. Ce vide qui semble insurmontable. Cette brèche béante qui nous aspire. C’est peut-être la raison pour laquelle l’humain.e depuis ses tout débuts tente de se frayer un chemin à travers cette obscurité. À l’inverse d’un.e magicien.ne qui redouble d’imagination pour inventer des trucs et astuces qu’il laisse délibérément dans le noir pour susciter l’émerveillement, l’humain.e use de l’imaginaire pour tenter de déjouer le tour qui lui a été fait et ainsi sortir de l’opacité. L’invention de mythes, de rituels et de croyances, sont donc autant d’outils, de guides et de phares qu’iels a fait exister pour s’y retrouver. Ne pas perdre la raison, là − perdu.e dans le noir.

SWITCH ON - SWITCH OFF.

Pour flies, la volonté n’est pas de s'intéresser aux carcasses qui se décomposent, mais aux écosystèmes qu’elles créent. Des ensembles de mouches et autres formes de pensées − définitivement vivantes et vibrantes − qui gravitent autour des mêmes objets : ces réflexions existentielles. Pas forcement un seul essaim, mais plusieurs qui cohabitent en essayant de ne jamais empiéter dans le territoire de l’autre, de ne jamais se marcher les unes et les uns sur les autres. On est loin du système de la tapette à mouche, qui chercherait à aplatir ce qui dérange. Cette exposition est plutôt une de celle qui laisse germer et qui laisse suffisamment de place et de vide pour laisser n’importe quelle herbe « folle » pousser, ou plutôt voler. Car dans flies il y a la volonté de laisser l’ensemble flottant. De ne pas apporter de réponse, mais uniquement des questionnements. Entrelacs de corps morts et vivants, de signes et de symboles, de quêtes personnelles, de croyances, de mystères, flies est un terrain de jeu sur lequel il ne serait pas rare de voir la figure de l’alchimiste croiser celle du passeur ou celle de la pleureuse. Sourcier.e.s, sorcièr.e.s, magicien.ne.s, jardinier.e.s, inventeur.rice.s, chercheur.euse.s et artistes s’y mêlent pour convoquer l’invisible et l’indicible afin d’éclairer le visible.Tou.te.s parlent des processus de métamorphose, cette capacité qu’ont les corps, les formes, les pensées et les émotions à se transformer elleux-mêmes et celleux qui les entourent, à glisser de l’un.e à l’autre, à transmuer, à devenir autre. Tou.te.s puisent dans nos ancestralitées communes qui nous connectent ensemble non seulement à d’autres temps, mais aussi à d’autres règnes. Presque immortel.le.s. Tou.te.s assument l’existence dans tout ce qui la compose. Absolue. Tou.te.s acceptent d’entrer dans la danse, de danser si intensément, y compris celle macabre.
flies − une exposition de la durée de vie d’une mouche.
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